Retour sur le passé de Saint-Frajou

Dans le dernier numéro de la Revue de Comminges et des Pyrénées centrales daté de 2020, Saint-Frajou est à l’honneur dans un article du paléontologue Vivien Riout, « Le Mastodonte des Pyrénées : récit d’une découverte ». Voici ce qu’écrit l’auteur de cet article :

« La première représentation du Mastodonte des Pyrénées est due à Lartet en 1859 dans le Bulletin de la Société Géologique de France, où il figura trois dents découvertes par : […] M. Figarol, médecin vétérinaire à Saint-Frajou. Ces divers morceaux avaient été recueillis par M. Figarol dans les déblais d’une tranchée… » lors de la construction d’une route. Cette molaire mesure 22 centimètres de long ; elle appartenait à un animal colossal du groupe des « porteurs de trompe », ancêtre mais en bien plus volumineux des éléphants d’aujourd’hui, animal muni de défenses énormes, tournées vers le bas et non vers le haut ; on vient de retrouver, en 2014, deux exemplaires fossilisés de ces défenses, tout près de Saint-Frajou, à Montesquieu-Guittaut. Cet animal vivait il y a peut-être quelques 20 millions d’années. Manifestement il était très présent dans nos pays de Gascogne, un autre exemple de mastodonte ayant été découvert récemment à Marignac-Laspeyres.

Il faut le souligner, puisque cela fait partie des faits remarquables de l’histoire de notre village : le découvreur de ces dents, leur « inventeur » comme on dit en langage scientifique, Louis Figarol, né à Saint-Frajou en 1827, mort dans son village natal en 1924, est peut-être la personne qui, en France, a eu la plus grande longévité dans les fonctions de maire.  Après consultation des archives communales de Saint-Frajou, j’ai pu retrouver qu’il a été maire du village à partir de 1855 et jusqu’à sa mort en 1924. 69 ans de mandat municipal, un record….

Et, d’autre part, Édouard Lartet qui fit ainsi connaître Saint-Frajou dans le monde des savants de son temps, est le fondateur de la science de la Préhistoire. Vers 1860 également, il découvrit l’abri préhistorique d’Aurignac ; et, à partir de cette découverte a été désignée la première époque de la Préhistoire, l’« Aurignacien », vers 35.000 ans avant notre ère.

Belle entrée dans l’histoire de notre village. La suite mérite aussi tout notre intérêt. Saint-Frajou porte avec les communes de Saint-Aventin et de Saint-Gaudens, le nom d’un des trois saints médiévaux du Comminges dont les légendes peuvent avoir quelque fondement historique. Frajou est dit martyr des sarrasins selon la légende ; c’est peu probable, les Musulmans établis en Espagne n’ont traversé les Pyrénées que du côté du Pays basque ou en Roussillon. La légende de saint Frajou, Fragulfus en latin, Fragulfe dans les textes anciens, sa tête tranchée par les Maures, le jaillissement de la fontaine aux pieds du côteau, est conforme à la façon qu’on avait d’écrire au Moyen Âge les vies de saints pour édifier les populations, même si ces données n’avaient aucun fondement dans la réalité vécue. Cette légende a été reprise dans un petit livre du R.P. Carles venu prêcher une mission à Saint-Frajou en 1877 – certaines familles du village ont peut-être encore conservé un exemplaire de cet opuscule – on peut le conserver comme une marque pieuse de temps anciens certainement bien difficiles à vivre pour les populations.

Création d’une « sauveté »

Mais voici maintenant l’entrée véritable de notre village dans l’histoire : elle est remarquable par sa précision chronologique et par les acteurs qui en sont à l’origine. L’acte de naissance de Saint-Frajou se situe en 1103. Le village, qui devait avoir déjà un nombre appréciable d’habitants, apparaît alors, sous son nom de Saint-Frajou et dans ses limites actuelles, comme « sauveté » de l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Ordre nouveau, il visait à protéger les humbles, en particulier les paysans agressés par les brigands, souvent de petits seigneurs pillards. Les Hospitaliers ont ainsi passé de nombreux contrats avec des villageois, constituant leurs terroirs en « sauvetés », c’est-à-dire en espaces marqués par des bornes en forme de croix, à l’intérieur desquels il était interdit aux gens de l’extérieur de venir faire acte violent. C’est à partir de telles décisions que les campagnes se sont peu à peu sécurisées, et qu’a pu se développer un habitat en fermes dispersées, comme on le voit à Saint-Frajou et dans les campagnes françaises. Saint-Frajou fut l’une des sauvetés créées par les moines-soldats de l’Hôpital, au total une quarantaine en Comminges, et beaucoup d’autres ailleurs.

Saint-Frajou, « chef » d’archiprêtré de Comminges

On ne sait pas grand-chose de ce village et de la vie de ses habitants dans ces périodes anciennes et dans les siècles qui ont suivi. Il dut sans doute prospérer comme en témoigne la belle église, en style gothique méridional à nef unique et chapelles latérales, construite au début du XIVe siècle, en belle pierre venant des Pyrénées. Le village avait alors le titre d’archiprêtré. Il était l’un des vingt-deux que comptait le diocèse de Comminges. Cet archiprêtré s’étendait approximativement sur l’étendue du canton de L’Isle-en-Dodon. Il comprenait, avec Saint-Frajou les paroisses suivantes : Fabas, Saint-Pé-d’Arès, L’Isle-en-Dodon, Salherm, Lilhac, Anan, Guitaud, Montesquieu, Puymaurin, Escanecrabe, Saint-Laurent (-des Religieuses), et Montbernard. Saint-Frajou avait pour seigneur l’évêque de Comminges, l’un des prélats les mieux dotés de France en termes de revenus, provenant pour lui principalement de la dîme, l’impôt ecclésiastique, lourd dans le Midi, qui lui rapportait beaucoup parce qu’il était très bien administré. Voici, en effet, comment on procédait autrefois à la levée de la dîme. A Saint-Frajou et généralement en Comminges, lors des moissons, les paysans devaient mettre à part sur le champ, après fauchage des blés, une gerbe sur dix regroupées en un tas particulier, et ils ne pouvaient engranger leur propre récolte qu’après le passage du décimateur, un agent de l’évêque chargé de retirer des champs la part de la dîme. La triche était bien difficile sinon même impossible. L’évêque avait une résidence à Saint-Frajou, côté sud de la place actuelle, dont les dernières ruines ont disparu vers 1945. Il n’y résida que rarement, préférant à partir du XVe siècle habiter en son beau château d’Alan. Une légende a prétendu qu’il y avait eu à Saint-Frajou une abbaye, mais elle reposait sur un document qui s’est révélé être un faux en écritures. Il n’en existe aucune trace, ni sur le sol du village ni dans les archives du pays ; il faut oublier cette légende, une « fake news » comme on dirait aujourd’hui, marque des querelles qui pouvaient opposer autrefois les maîtres de l’Église.

En 1786, trois ans avant la Révolution française, le nouvel évêque de Comminges, Mgr Eustache-Antoine d’Osmond voulut sans doute mieux connaître l’état de son diocèse en lançant une enquête générale sur son territoire. Il envoya donc aux curés un questionnaire précis concernant la situation des paroisses qu’ils avaient à gérer : le niveau des populations, les revenus de l’Église sur le territoire paroissial – produits de la dîme et autres services cultuels –, les pratiques du culte – les fêtes, statistiques des sacrements, communion pascale, baptêmes, mariages, sépultures – l’état du presbytère, la question des ressources et de la richesse des habitants, les secours aux pauvres. Questionnaire particulièrement intéressant, il donna lieu, à un recueil très volumineux de 2027 pages concernant l’ensemble du Comminges, relié sous une riche couverture en cuir, conservé dans les archives du château de Valmirande sous le titre suivant : « État des paroisses du diocèse de Comminges en 1786 ».

Voici quelques-unes des informations qu’on peut tirer de ce questionnaire concernant Saint-Frajou.

Dans les années 1780, le village comptait environ 160 « feux », dit le curé Roucaud, c’est-à-dire 160 familles. Il y avait en fait 736 habitants selon ce qui est inscrit dans le cahier de doléances de Saint-Frajou rédigé, nous allons y revenir, en 1789.  Il y avait 4 à 5 mariages par an, 25 naissances en moyenne et 17 décès par an dans les dix ans qui ont précédé la Révolution. Le curé relevait aussi tous les ans le nombre de communiants, entre 428 et 435 selon les années, ce qui correspond assez bien au niveau de population recensé : on peut se fier à cette information car la première communion des enfants s’étant fixée au XVIIe siècle à 12 ans, les relevés du curé correspondent assez bien au nombre des habitants, les réfractaires à la communion pascale – des fortes têtes – étant rares.

 L’archiprêtre de Saint-Frajou, J.-L. Roucaud, était aidé dans sa tâche par un vicaire. Il nous donne aussi quelques informations précieuses sur le village à cette époque :

« Les habitations y sont si dispersées qu’il faut 1/2 heure et pour plusieurs 3/4 d’heures pour y arriver à cheval. Les chemins sont peu praticables, très boueux en hiver, parsemés de côtes rudes. A l’exception d’une soixantaine de maisons qui forment la ville et les faubourgs, le reste de la paroisse est éparpillé. » Il ajoute : « …le labour pour toute culture ; ni industrie, ni commerce. La majeure partie des habitants possède des fonds ; mais le plus grand nombre en petite   quantité….Tous sont pauvres, et le plus grand nombre fort pauvres, excepté 5 ou 6 maisons qui ont du pain. … Un bureau de charité pour le bouillon des malades fonctionne, commun aux paroisses d’Anan, Lilhac, Saint-André et Manan. »

« Le presbytère est neuf, de situation agréable dans l’enclos de la ville, près de l’église », sans doute là où il était avant la construction de la salle des fêtes.

On peut ajouter à cette présentation de l’état de la paroisse une autre information tirée d’une enquête de l’administration monarchique réalisée dans les années 1750 ; qui nous dit ceci à propos de Saint-Frajou :

« Le terroir est traversé par le ruisseau de Lauron – l’Aussoue évidemment – qui l’inonde souvent est des plus stériles et des plus ingrats. Les habitants auraient été contraints de quitter le pays sans les dons annuels que le célèbre et charitable M. d’Étigny a faits à la communauté. »

Ce propos est à commenter. Il révèle certainement les difficultés de la vie dans les campagnes commingeoises au milieu du XVIIIe siècle, mais il est surtout écrit à la louange d’un grand intendant de Gascogne résident à Auch, Mégret d’Étigny. Soucieux de développement économique, favorisant l’agriculture, il avait, par exemple, fait acheter des blés et du riz en Italie, en Piémont, lors de la crise qui avait touché les campagnes en 1751, et réduit fortement la quantité des blés récoltés. Il avait ensuite fait répartir ces denrées dans les villages où les récoltes avaient été médiocres cette année-là. Saint-Frajou avait dû en bénéficier.

Saint-Frajou et la Révolution française

Lorsqu’en 1788, le roi de France, Louis XVI, fut informé du déficit colossal des finances publiques – le prélèvement des impôts ordinaires ne couvrirait que la moitié des dépenses pour 1789 – et ses ministres sachant qu’il ne trouverait pas suffisamment d’argent à emprunter à des taux convenables pour financer cet énorme déficit, ils lui conseillèrent de faire appel à la Nation pour la consulter sur les moyens de résorber la dette. Afin de promouvoir les actions nécessaires pour rétablir la situation financière et mettre en œuvre les réformes de l’État et de la société qui paraissaient absolument indispensables, l’idée était réapparue de convoquer à nouveau des États Généraux du royaume, jamais réunis depuis 1614. C’est ainsi que débuta la Révolution française au terme d’élection de députés des trois ordres de la société qui allaient former ces États Généraux : les clercs et les nobles, ordres privilégiés, élurent leurs députés dans leurs assemblées particulières. Le tiers état, le peuple des villes et des campagnes qui représentaient au moins 98% de la population française, obtint une représentation double de celle des privilégiés, ce qui allait lui assurer très vite la majorité dans l’assemblée des États Généraux réunie le 5 mai 1789, beaucoup d’aristocrates ayant émigré.

Comme ceci avait été la pratique dans les anciennes convocations des États Généraux, chacune des parties constitutives du corps électoral de chaque ordre avait comme objectif de désigner les députés qui allaient se déplacer à Versailles. Pour le petit peuple des campagnes, il y eut d’abord des assemblées de communautés d’habitants pour désigner leurs représentants à l’assemblée de la circonscription, celle-ci chargée de désigner les députés qui devaient siéger à Versailles.  Saint-Frajou était dans la circonscription administrative de Rivière-Verdun, un ensemble de communautés très dispersées et le plus souvent non jointives, depuis Verdun-sur-Garonne, au Nord de Toulouse, jusqu’à la vallée de Larboust dans les Pyrénées.

En élisant leurs représentants pour l’assemblée de circonscription, les habitants des villages étaient aussi invités à rédiger le cahier de leurs doléances. Beaucoup de ces cahiers ont été perdus ; celui de Saint-Frajou a été conservé. Le texte en a été publié avec les 66 autres cahiers de la Jugerie de Rivière-Verdun. Dans la préface qu’il avait écrite pour cette publication faite en 1968, le professeur Jacques Godechot, ancien doyen de la Faculté des Lettres de Toulouse, avait remarqué l’intérêt du cahier de Saint-Frajou. Voici ce qu’il a écrit :

« Le cahier de Saint-Frajou a visiblement été rédigé par une personne « éclairée » : il reproduit des revendications les plus courantes des chefs du Tiers État en 1789 : remplacement de tous les impôts existants par un impôt territorial unique, abolition des droits féodaux, réorganisation de la justice, assemblée nationale se réunissant périodiquement… » Le doyen Godechot soulignait ainsi l’esprit « avancé » des rédacteurs de ce cahier. Qui donc étaient-ils ? Voici des extraits de ce document :

Procès-verbal – Assemblée : 12 avril (1789) dans la maison de ville.
Président : Me J. Vincent Courthiade, avocat en parlement, juge ordinaire.
Présents : P. Daran (avocat en Parlement), P. Debertrand-Pibrac, Pa. Cugno, Jos. Loubau, Fr. Espagne, P. Dufaur, J.P. Figarol, J. Vignes, Jos. Cazaux, Fr. Martin, Fr. Périssé, Guil. Navarre, P.Paul Navarre, J. Fr. Grant, Innocent Saint-Raymond, Bapt. Charlas, Bert. Cugno, J. Loubau, J. Danflou, Ant. Savès, Math. Carrère, J.P. Sénarens, Mic. Passerieu, Innocent Bordes, Michel Sénarens, P. Souriac. 
(on peut reconnaître là des noms de familles bien connues du village, un petit nombre cependant
Députés : P. Daran, P. Debertrand-Pibrac (bourgeois).

Le doyen Godechot avait bien perçu la modernité d’esprit de ce cahier. Or, il y a parmi les présents, deux personnes tout-à-fait capables de cette rédaction, Daran et Debertrand-Pibrac qui sont allés à Verdun-sur-Garonne pour porter ce cahier, – deux familles, célèbres en leur temps, dont nous allons reparler.

L’abolition des lettres de cachet par lesquelles le roi pouvait ordonner l’internement de quelqu’un, la réforme totale de la fiscalité directe et indirecte, la réunion périodique d’assemblées de représentants du peuple, voilà des revendications qu’on trouve dans le cahier de Saint-Frajou et qui sont communes à toute la France. Il y a cependant dans le cahier de notre village, une revendication qu’on ne trouve pas dans les autres cahiers de Rivière-Verdun, elle se trouve à l’article 3, donc très haut dans les souhaits. En voici le texte :

« De demander que dans chaque dioceze il y ait pour tous les diocézains indistinctement un Collège et un Séminaire sous la direction des supérieurs ecclésiastiques, avec des instituteurs qui, réunissent a même temps les lumières, les mœurs, les vertus suffisantes pour assurer de bons citoyens à tous les différents états ; de faire à ces instituteurs, un sort honnête à vie, et de prendre le fonds nécessaire dans les maisons religieuses rentées qui ne voudraient pas s’occuper d’un objet aussi intéressant. Comme aussi de supprimer les écoles et établissements royaux entretenus aux frais de l’état, ou d’y admettre des élèves du Tiers Etat de l’un ou l’autre sexe, au moins en nombre égal à celui de la Noblesse. »

 Le ton de ce cahier est à cet endroit particulièrement novateur sinon même très révolutionnaire. Des personnages comme Courthiade, Daran ou Debertrand-Pibrac avaient déjà bénéficié de l’éducation donnée dans les collèges qui s’étaient développés surtout depuis le milieu du XVIIe siècle. Ils font ici référence au mouvement des Lumières, puissant mouvement d’idées tout au long du XVIIIe siècle, et qui revendique l’égalité des conditions : « Liberté, Egalité, Fraternité », voici en germe la devise républicaine. Il est remarquable de noter cette aspiration à la liberté et à l’égalité jusque dans les profondeurs du peuple français. Mais ce qui est encore plus remarquable dans cet article, c’est la façon qu’ont eue nos ancêtres saint-fragulphiens pour exprimer leur revendication à propos de l’éducation : une éducation pour tous, garçons et filles, signe de l’évolution profonde des mentalités à la fin de ce que nous appelons l’Ancien Régime. Il faut en effet remarquer qu’ils n’excluaient pas les filles des bénéfices de l’éducation : leur revendication porte admission « des élèves du Tiers Etat del’un ou l’autre sexe ». Cela était très nouveau.

Le cahier de doléances de Saint-Frajou apparaît donc écrit sous le signe d’une grande espérance. Mais la vie des sociétés « n’est pas un long fleuve tranquille ». Les querelles – violentes – sont survenues assez rapidement : la question religieuse surtout a divisé profondément les Français. L’Assemblée nationale issue des élections aux États Généraux du royaume, a eu l’ambition de réformer en profondeur la société française : l’enthousiasme fut bref, deux ans seulement, il se brisa rapidement à propos justement de la réorganisation des institutions ecclésiastiques. Les révolutionnaires, épris d’égalité, ont voulu changer l’organisation territoriale du royaume en créant des circonscriptions uniformes sur l’ensemble du territoire national : c’est l’origine des départements qui allaient remplacer les anciennes provinces. Ceci a posé tout de suite une question difficile à propos des institutions ecclésiastiques : chaque département devenant aussi siège d’évêché, celui du Comminges, par exemple, allait disparaître, l’archevêque de Toulouse, pour ce qui nous concerne, devenant l’évêque du département de la Haute-Garonne. Il fallait l’accord du pape pour entériner de tels changements : Pie VI, le pape de cette époque, pour le moins très conservateur, manquant d’intelligence politique et condamnant le mouvement révolutionnaire, n’accepta pas de valider les modifications. Il y eut rupture entre la France et la papauté, mais la querelle ainsi née de l’opposition de la papauté, divisa profondément les Français.  La majorité des curés, les premiers concernés, accepta le changement : 60% des curés « jurèrent » d’observer la nouvelle organisation de l’Église de France. Le curé Roucaud, lui, refusa le serment, on ne sait pas ce qu’il est devenu au cours de la Révolution, mais il redevint curé du village avec le Concordat signé en 1801 par Bonaparte et le pape Pie VII, meilleur politique que son prédécesseur : ce Concordat a réglé la question religieuse en France.

La querelle religieuse allait profondément diviser la société française. Les archives de la commune de Saint-Frajou, très bien tenues pendant la Révolution, marquent beaucoup d’enthousiasme vis-à-vis des évolutions des débuts. Mais la politique de déchristianisation menée par la Convention nationale à la chute de la monarchie – 10 août 1792 – et la mort du roi Louis XVI, guillotiné le 21 janvier 1793, suscitèrent immédiatement beaucoup d’oppositions. Saint-Frajou, comme les villes et villages qui portaient auparavant des noms de saints, fut débaptisé et prit le nom de Belle-Serre. Le calendrier révolutionnaire remplaça le calendrier grégorien pendant  une dizaine d’années : les registres d’état-civil bien conservés pour cette période en attestent, avant qu’on ne reprenne vers 1804 l’ancien calendrier.

Y eut-il des troubles à Saint-Frajou ? Sans doute pas à ce moment-là. Le village se conforma aux volontés politiques du moment. Cependant, dès la chute de Robespierre et la fin de la période qu’on appelle la Terreur, 1793-1794, le village reprit son nom de Saint-Frajou.

 Mais je voudrais maintenant citer une anecdote qui concerne les débuts de la Révolution. Mon grand-père, Michel Balès, né en 1874, avait connu une personne très âgée, encore en vie quand il était jeune, qu’il appelait « le Bon d’En Blazi » – cet homme a bien existé, je l’ai retrouvé dans les archives de l’état-civil de Saint-Frajou, né avant la Révolution et mort vers 1880 ; il lui avait parlé de « l’annado de la paou », l’année de la peur, qui toucha en effet toute la France à l’été 1789, une rumeur prétendant que des brigands allaient ravager le pays, mouvement bien connu des historiens de la Révolution. Le Bon d’En Blazy lui avait raconté que toute sa famille s’était réfugiée dans les bois de la Hitte, derrière leur maison, pendant trois semaines.

Les archives de Saint-Frajou ne livrent pas d’informations intéressantes, sauf mention des troubles qui eurent lieu sous le Directoire, vers 1798-99. Bonaparte rétablit l’ordre en France après le coup d’État du 18 brumaire an VIII (calendrier révolutionnaire, 9 novembre 1799). La vie reprit alors dans notre village comme auparavant, mais dans les cadres administratifs nouveaux – départements, conseils municipaux… – installés dès 1790. La guerre reprit aussi, que Napoléon chérissait tant. Un enfant de Saint-Frajou participa aux guerres de l’Empire, Joseph Loubeau. Madame Inchauspé, de L’Isle-en-Dodon, a eu la gentillesse en 1996 de livrer au Bulletin de Saint-Frajou des informations sur ce personnage grâce aux lettres qu’il avait envoyées à son père, quand il était soldat, lettres accompagnées d’extraits d’un récit, « livre de mémoire », rédigé par son père lui-même. Ce soldat de l’Empire s’est donc trouvé avec les troupes françaises d’occupation en Allemagne en 1808. Puis on l’a envoyé en Espagne en 1809, il y a été fait prisonnier par les Anglais, il reste en Angleterre jusqu’en 1814 au moins, et son père note qu’il est revenu au village le 1er juillet 1814 « assez bien portant ». Le père note aussi :

« Le 23 mars est arrivé à Saint-Frajou 28 anglais à cheval. Y ont passé la nuit. Sont partis le lendemain. Ledit jour 24 est arrivé environ 500 anglais à cheval. On a été forcé de donner du pain, vin, foin, avoine. J’ai été compris pour loger 9 hommes en plus des 23 chevaux à nourrir. J’ai fourni plus de 10 quintaux de foin (environ 50 kg par quintal), un sac d’avoine (sans doute 80 litres, soit 4 mesures), et 24 livres de pain que nous avons porté à la maison commune. Le 25e sont partis pour Toulouse ». Il s’agissait de troupes anglaises commandées par Wellington, le meilleur des généraux britanniques ; elles revenaient d’Espagne qu’elles avaient libérée des Français, et allaient participer dans les jours suivant à la bataille de Toulouse, opération bien modeste, Toulouse ne résistant pas. Le maréchal duc de Wellington est le futur vainqueur de Napoléon à la bataille de Waterloo (18 juin1815), qui mit fin à l’aventure napoléonienne.

Personnages notables : Daran, Pibrac, Figarol

Saint-Frajou peut s’enorgueillir de quelques personnalités célèbres. La plus remarquable d’entre elles est celle de Jacques Daran qui se fit une belle réputation en soignant les maladies urinaires. Il est né Saint-Frajou en 1701, mort à Paris en 1784. Il est répertorié sur Internet où on peut trouver une photographie de la couverture de l’un de ses ouvrages, le principal sans doute : 

« Traité complet de la Gonorrhée virulente des Hommes et des Femmes…suivi d’un Mémoire sur la Construction    et les avantages d’un nouvel Instrument pour tirer l’Urine de la Vessie » 
par M. Daran, Ecuyer, Chirurgien ordinaire du Roi, servant par quartier.
A Paris, chez Delaguette, Imprimeur du collège et de l’Acad. Roy. De Chir. rue S. Jacques, à l’Olivier.   M.D.CC.LVI.
Avec approbation et privilège du Roi

Courait à Paris à cette époque le mot d’esprit suivant : « Monsieur Daran veut nous faire prendre les vessies pour des lanternes ». Chirurgien des voies urinaires, il avait proposé l’emploi de « bougies » contre les rétrécissements de l’urètre. La gonorrhée, appelée aussi blennorragie, est une infection des voies urinaires qui touche particulièrement les hommes.

Jacques Daran était certainement un intrépide quelque peu aventurier. Il avait été au service de l’empereur d’Autriche, puis du roi de Sardaigne qui aurait voulu le conserver auprès de lui. Il semble avoir fait merveille lors d’une peste à Messine – en Sicile- où il était alors : il fit sortir de la ville les Français qui s’y trouvaient et les ramena à Marseille ; on dit qu’un seul d’entre eux mourut. (« Déconfinés » par Daran pour n’avoir pas à être confinés, la règle face à la peste).

Il fut anobli par le roi Louis XV vers 1750, son titre d’écuyer, premier niveau de l’ordre de la noblesse en atteste ; et il fut bien au service du roi, appartenant à l’une des quatre équipes qui, à tour de rôle, approchaient le roi selon les besoins que celui-ci formulait.

Gilles de Bertrand-Pibrac (1693-1771)

A peine un peu plus âgé que Daran, chirurgien comme lui, nos deux compatriotes eurent certainement l’occasion de se retrouver à Versailles. Apparemment bien apprécié à la cour du roi de France, il fut parmi les premiers membres de « l’Académie royale de chirurgie » fondée en 1731. Il en fut le directeur à deux reprises, entre 1762 et 1764, puis de 1768 à 1771, année de sa mort. Anobli comme Daran vers 1750, il fréquenta la cour et s’enrichit certainement si l’on prend en compte l’inventaire de ses « meubles » à sa mort : 62 vestes, 34 habits, 35 culottes, 255 pièces d’argenterie, 1400 bouteilles de Tokay, Malaga, …Champagne, et 47 tabatières. On peut penser que ce personnage menait grand train dans la haute société du temps…

Louis Figarol (1827-1924)

J’ai déjà souligné la place éminente de Louis Figarol dans l’histoire de notre village de Saint-Frajou. Joseph Laporte qui fut Secrétaire principal, dans les années 50-60, des Facultés de Droit et des Lettres de Toulouse, a fait un portrait très sensible de Louis Figarol dans le bulletin de Saint-Frajou du 1er semestre 1992. Joseph Laporte était le fils de l’instituteur de Saint-Frajou, Mr Laporte dont je n’ai pas trouvé le prénom, qui avait succédé en 1886 à Edouard Suaty, qui fut l’instituteur vénéré de mon grand-père Balès. Joseph Laporte a passé son enfance à Saint-Frajou, son père étant encore instituteur du village pendant la guerre de quatorze. Il raconte comment ce personnage, Louis Figarol, le prenait sur sa monture quand il faisait ses tournées, l’initiant en quelque sorte à la vie de la commune.

Louis Figarol était entré à l’Ecole Nationale Vétérinaire de Toulouse à 17 ans. Il en sortit major quatre ans plus tard, en 1848. Fils d’un médecin vétérinaire officiant à Saint-Frajou, il prit la suite de la clientèle de son père, « presque toujours payé en nature, correspondant à une certaine quantité de blé, remise annuellement… ». « Praticien averti, s’étant toujours tenu au courant des enrichissements de la science vétérinaire, désintéressé, Louis Figarol agrandit très vite l’aire des visites paternelles qu’il continua à faire, comme son père, à cheval … Il (les)a continuées de la sorte jusqu’en 1919…il avait alors 92 ans. » Le jeudi, il prenait en croupe notre informateur, Joseph Laporte, celui-ci très ému au récit de ses promenades.

Marié à 45 ans, en 1872, avec Marie Uzac qui en avait 31, née à Saint-Frajou, ils n’eurent qu’un enfant qui ne survécut que quatre mois – la vie était terriblement menacée à cette époque… ! « Au temps où nous montions au Côteau – à Figarol – … Mme Figarol…avait largement dépassé la soixantaine, mais rien n’avait, cependant, altéré son goût des bonnes manières… ». Elle mourut à l’âge de 75 ans, bien avant lui.

Extrait des archives communales – 4 mars 1855

« Ce jourd’hui quatre mars mil huit cent cinquante-cinq, à quatre heures de l’après-midi. Le conseil municipal de la commune de Saint-Frajou s’est réuni au lieu ordinaire de ses séances à l’unique effet de l’installation à la mairie de Mr Figarol Marie, Louis, Théodore, médecin vétérinaire et propriétaire dans cette commune, nommé maire par arrêté du 29 février dernier de Mr le préfet de la Haute-Garonne.
Présents membres du conseil, M.M. Charlas, Vidal, Cugno, Saut, Lassère et Figarol membres dud. Conseil ainsi que Mr Dufaur maire démissionnaire et Loubeau adjoint. En conséquence, nous Jean-Paul Loubeau, président la séance et procédant à l’installation dont s’agit en vertu du titre qui nous a été produit. »

L’installation formelle eut lieu le 1er juillet 1855, Vidal président, Dufaur secrétaire, avec prestation du serment par le nouveau maire, qui prit alors la présidence et fit prêter serment à l’adjoint Mr Loubeau. M.Mrs Figarol, père et fils étaient présents. L’arrêté préfectoral de nomination fut enregistré dans les archives de la mairie le 17 août 1855.

C’est sous son mandat que fut construit l’actuel clocher de l’église. La décision en fut prise en 1869, un contrat de travaux fut passé avec un entrepreneur toulousain, Gomez, la réception définitive du chantier ayant eu lieu le 15 juin 1873. Le coût total de cette opération arrêté à cette date se monte 14.159fr 15 ; ce coût fut homologué et certifié par l’adjonction aux membres du conseil municipal des onze plus forts contribuables de la commune : Campario Paulin, Brondes Alexandre, Durand Bertrand, Charlas Bertrand, Saint-Blancat Pierre, Périssé François, Samaran Gabriel, Cugno Jean-Clair, Durand Mathieu, Fronton Jean-Marie et Souriac Dominique. On apprend aussi, dans la même délibération, que le total de la somme empruntée pour sa construction sera définitivement remboursé en 1879. Au prix actuel de l’or – la monnaie de l’époque étant arrimée à l’or qui en définissait la valeur – le coût total du clocher en poids d’or équivaudrait de nos jours, compte tenu de la valeur actuelle de l’or, à quelque 220.000€. Mais cette évaluation n’a pas beaucoup de sens car, depuis 1971, la valeur des monnaies a été complètement détachée de l’or qui a, depuis, une valeur purement spéculative, sans rapport avec le cours international desdites monnaies.

René Souriac – 14 avril 2021